COURS
Enquête Ethnographique de terrain

 
 


QUELQUES RECOMMANDATIONS ÉLÉMENTAIRES


1. Difficultés de l'entretien, et conseils méthodologiques 
 

Deux grandes difficultés ont été repérées chez les étudiants :


- Difficulté à s'éloigner de la « culture du questionnaire » : on veut poser des questions dans l'ordre, au lieu de mener une véritable conversation, avec ses détours

- Difficulté à dégager au fur et à mesure d'un entretien ce qui est pertinent ou pas par rapport à l'enquête dans les propos de l'interlocuteur (ce qui se manifeste aussi dans les difficultés à faire des synthèses lors de restitutions ultérieures)


Conditions et contexte des entretiens


- Comment gérer le passage spontané d'un entretien individuel à un entretien collectif : on veut faire un entretien individuel, et on voit des gens venir et s'agglomérer (soit du fait de l'interlo-

cuteur, qui veut des témoins, soit du fait du lieu, qui est ou de-vient public) ? Ceci est inévitable en début d'enquête (surtout dans une enquête collective) ; d'où la nécessité de séjourner dans le village, de revenir voir l'interlocuteur, pour par exemple, plus tard, prendre des rendez-vous individuels ou plus discrets...

- Interlocuteurs absents, ou interlocuteurs incompétents : c'est fréquent, il faut de la patience et du temps...

- Parfois on ne parle pas la langue locale : le problème du choix de l'interprète se pose ; plus celui-ci est à même de comprendre la problématique de l'enquête, mieux c'est. Mais il faut toujours consacrer du temps à le former pour traduire le plus fidèlement possible, sans modifier ou interpréter les propos, ni les résumer à l'excès, et sans répondre à la place des interlocuteurs. Pendant que les gens parlent en langue locale, utiliser ce « temps libre » pour réfléchir aux questions suivantes, et ne pas manifester d'impatience.

- Fatigue ou saturation au bout de quelques entretiens :

* Cela peut être dû à un manque de concentration sur les propos de l'interlocuteur, de vigilance pendant l'entretien

* Mais aussi cela peut signaler la nécessité d'une pause !

- Le statut social ou le genre de l'enquêteur peut parfois poser problème, mais ce n'est pas nécessairement un handicap défini-tif (surtout dans la durée, et si l'enquêteur est bien formé)

- La langue paysanne (ou le jargon professionnel) n'est pas identique à la langue standard des villes ; il faut donc l'apprendre.

- Plus l'enquêteur est compétent sur le sujet, plus il posera des questions pertinentes, et plus son interlocuteur ira loin : d'où l'importance, avant un premier terrain, d'avoir fait un solide dé-pouillement documentaire...

- Habiter le village (si on travaille en milieu rural), séjourner longtemps dans les services (si on travaille en milieu professionnel urbain), c'est indispensable. Une bonne enquête im-plique du temps, et suppose « l'observation participante », autrement dit côtoyer les gens, bavarder avec eux, vivre (au moins un peu) avec eux. On ne peut simplement descendre de voiture, faire trois entretiens, et repartir. C'est le soir, après le travail, qu'on apprend beaucoup de choses. C'est dans la durée que les gens s'habituent au chercheur, et commencent à lui faire con-fiance.

- Un entretien avec un nouvel interlocuteur est parfois le début d'une série d'entretiens avec lui : il est toujours préférable d'avoir plusieurs entretiens avec un interlocuteur intéressant ou compétent ou disponible...


L'entrée en matière


- Expliquer toujours l'objet de l'entretien ; et le faire en termes compréhensibles pour l'interlocuteur, qui font sens pour lui (selon les interlocuteurs, on présentera donc différemment l'enquête)

- Se présenter toujours personnellement (en disant son nom) au début

- Demander le nom de l'interlocuteur (au début ou à la fin, peu importe)


La conduite de l'entretien


- Prévoir à l'avance la première question, de type descriptif ou narratif, en particulier biographique (« comment êtes-vous de-venue matrone ? », ou « quel est votre travail comme président du groupement » ?)

- Ne pas utiliser le canevas comme un questionnaire : ce n'est qu'un pense-bête, qui permet de ne pas oublier certains points ; il faut éviter de poser des questions trop proches de lui, et non adaptées à l'interlocuteur ; on ne doit pas nécessairement suivre

le même ordre ; il faut pouvoir s'éloigner du canevas, et parfois même l'oublier, quitte à y revenir ensuite...

- Ne pas aborder tous les thèmes du canevas avec tous les inter-locuteurs : se focaliser sur les thèmes qui relèvent des compé-tences de l'interlocuteur, ou qui suscitent son intérêt, sur ce qui « le branche », et laisser tomber les thèmes du canevas qui ne le concernent pas, ou sur lesquels on pense qu'il n'aura rien à dire...

- Éviter les questions trop générales, trop abstraites, trop proches du canevas (« est-ce que les femmes ont de l'autonomie dans l'espace économique » ?) : les questions qu'on pose ne sont pas les questions qu'on se pose, elles doivent faire sens pour l'inter-locuteur

- Éviter les questions dont les réponses sont trop prévisibles (« est-ce que vous trouvez que vous gagnez assez d'argent » ?) ou qui ne font guère de sens (« est-ce que les marabouts peu-vent avoir des jardins maraîchers » ?) ou qui engendrent des ré-ponses stéréotypées et artificielles (« est-ce que vous vous en-tendez entre vous » ?)

- Certains entretiens sont manifestement improductifs : ne pas s'acharner, y mettre fin dès que possible tout en respectant la bienséance...

- Accepter les répétitions des interlocuteurs sans rien manifester, mais éviter d'en faire soi-même (reposer autrement, sous une autre forme, avec d'autres mots, une question à laquelle il n'a pas été suffisamment répondu)

- Accepter les digressions de l'interlocuteur ; celles qui sont per-tinentes pour le sujet traité doivent être encouragées ; ne pas re-lancer par contre si elles ne sont pas pertinentes

- Quand l'interlocuteur est manifestement « branché » par un thème pertinent, l'encourager au maximum, ne pas essayer de passer à une autre question, ne pas le couper...

- L'encourager à donner des exemples, développer tel ou tel cas

- En cours d'entretien, on peut faire une pause pour bavarder d'autre chose, chercher des connaissances communes, utiliser la « parenté à plaisanterie » : cela décrispe l'ambiance...

- Éviter, surtout en début d'entretien, ou lors d'un premier entre-tien, les questions « gênantes » ou « chaudes » (sur l'argent, la politique, par exemple)

- Demander, quand c'est possible, d'énumérer, de lister, de classer (= que l'interlocuteur fasse sa propre typologie) ; demander par-fois de définir un terme... (sémiologie populaire)

- S'appuyer si possible sur les propos de l'interlocuteur pour po-ser la question suivante, même si elle n'est pas dans le cadre du canevas

- Improviser des questions nouvelles, en fonction du déroulement de l'entretien (les noter au fur et à mesure qu'elles vous viennent à l'esprit)

- Un entretien, c'est comme une consultation d'Internet 2 : à tout moment il y a de nouvelles « fenêtres » que l'on peut ouvrir, ou même qui sont ouvertes par l'interlocuteur ; le bon enquêteur les ouvre ou les consulte, le mauvais les ferme...

- Dans ses propos, l'interlocuteur laisse parfois des « zones d'ombre » 3, peu claires, ou peu explicites : il faut alors lui de-mander d'y revenir, d'expliciter, de développer, et non passer à la question suivante...

- Avoir en permanence un comportement d'écoute, en hochant la tête, en montrant, par des interjections usuelles dans les langues locales, que l'on suit de près, avec intérêt


Prise de notes


- Noter quelque part (marge, bas du cahier... ), au fur et à mesure qu'elles viennent à l'esprit pendant la conversation, les ques-tions que l'on veut poser, les nouvelles questions, les demandes de précision, etc... ; les rayer quand le point a été traité

- Prendre quelques citations « Verbatim », c'est-à-dire exactes, textuelles, intégrales, dans la langue locale, des propos de l'interlocuteur sur des points particulièrement pertinents (et les mettre « entre griffes » = entre guillemets) ; noter dans la langue locale les termes importants utilisés (sémiologie popu-laire)

- Quand l'interlocuteur parle d'un cas précis, qu'il fournit un exemple, c'est là qu'il faut prendre le plus de notes, pour avoir des détails illustratifs (beaucoup d'enquêteurs s'arrêtent au con-traire d'écrire à ce moment)

- Toujours prendre des notes même si on enregistre


Enregistrement


- Demander l'autorisation d'enregistrer avant de mettre en marche l'enregistreur (les gens connaissent les magnétophones, ne pas croire qu'ils ne s'en rendront pas compte), en expliquant pour-quoi (rassurer sur l'usage des cassettes, et la confidentialité : ces bandes ne seront écoutées par personne d'autre et seront effa-cées)

- Toujours essayer l'enregistreur avant l'entretien

- Le poser au mieux par rapport au micro (en protégeant celui-ci du vent) et essayer ensuite qu'on oublie sa présence, le banaliser

- En fin d'entretien, il peut être efficace, si on veut aborder des sujets « sensibles », d'arrêter l'enregistreur pour permettre alors

de parler plus librement (prendre des notes si c'est possible, mais si cela risque de bloquer la parole, ne noter qu'après l'en-tretien, ailleurs)

- Dire le nom de l'interlocuteur dans l'enregistreur, noter à me-sure sur les cassettes les noms, lieux, dates...

Pour les enquêtes collectives déformation

- L'encadreur mène d'abord lui-même un entretien, avant que chaque stagiaire en mène un

- Avant chaque entretien, prévoir en équipe les questions de dé-part, les thèmes du canevas que l'on va aborder et ceux que l'on va laisser tomber

- Après chaque entretien, faire un bref bilan en équipe



 

LA POLITIQUE DU TERRAIN. SUR LA PRODUCTION DES DONNÉES EN ANTHROPOLOGIE


Sociologie, anthropologie et histoire, bien que partageant une seule et même épistémologie se distinguent "malgré tout" par les formes d'investigation empirique que chacune d'entre elles privilégie, à savoir les archives pour l'historien, l'enquête par questionnaires pour la sociologie, et le "terrain" pour l'anthropologie. On conviendra cependant volontiers qu'il ne s'agit là que de dominantes, et qu'il n'est pas rare que l'on aille emprunter chez le voisin. En particulier, l'enquête de terrain a acquis une place non négligeable en sociologie mais surtout est primordiale en anthropologie. De fait il n'y a aucune différence fondamentale quant au mode de production des données entre la sociologie dite parfois "qualitative" ou quantitavie et l'anthropologie. Deux traditions fondatrices fusionnent d'ailleurs clairement : celle des premiers ethnologues de terrain (Boas, et surtout Malinowski) et celle des sociologues de l'école de Chicago. Et l'on se référera ici de façon égale à leurs postérités respectives.

     Ceci étant, l'enquête de terrain, pour ceux qui ne la pratiquent pas, reste limbée d'un flou artistique, que ceux qui la pratiquent ne se pressent guère de dissiper. Du fait de ce caractère souvent opaque ou mystérieux de la production des données de terrain, l'anthropologie est, vue de l'extérieur, à la fois la plus méconnue, la plus fascinante et la plus contestée des sciences sociales. On crédite souvent l'anthropologie de son empathie, et l'anthropologue de son vécu. Inversement on condamne tout aussi souvent l'une comme l'autre pour péché d'impressionisme et de subjectivisme. Les aspects souvent irritants et parfois grotesques du mythe du terrain, lorsque l'anthropologue s'en auto-proclame le héros en dramatisant ses propres difficultés, achèvent de brouiller les pistes.

Or l'enquête de terrain n'est qu'un mode parmi d'autres de production de données en sciences sociales. Elle a, comme les autres mais à sa façon, ses avantages et ses inconvénients. Elle a ses propres formes de vigilance méthodologique, et a tout à gagner à expliciter la "politique" qui la guide. Ce "flou" du terrain doit donc être autant que possible dissipé.

Il faut certes prendre acte du contraste évident qui oppose l'enquête par questionnaires et l'enquête de terrain. Elles apparaissent comme deux pôles ou comme deux types-idéaux (il existe heureusement des formes intermédiaires ou combinées, n'en déplaise aux intégristes des deux bords), qui diffèrent tant en raison des modalités respectives de la production des données et de la nature de celles-ci que par leur approche du problème de la représentativité. L'enquête par questionnaires prélève des informations circonscrites et codables sur la base d'échantillons raisonnes et dotés de critères de représentativité statistique, dans une situation artificielle d'interrogatoire dont les réponses sont consignées par l'intermédiaire d'enquêteurs salariés. Par contre l'enquête de type anthropologique se veut au plus près des situations naturelles des sujets - vie quotidienne, conversations -, dans une situation d'interaction prolongée entre le chercheur en personne et les populations locales, afin de produire des connaissances in situ, contex-tualisées, transversales, visant à rendre compte du "point de vue de l'acteur", des représentations ordinaires, des pratiques usuelles et de leurs significations autochtones. L'enquête statistique est d'ordre plu-tôt extensif (cf. la notion anglo-saxonne de survey), l'enquête de terrain est d'ordre plutôt intensif (cf. les connotations de "terrain" en français).

Chacune a ses formes de rigueur, c'est-à-dire ses formes spécifiques de validation ou de plausibilisation des données produites. Mais la rigueur de l'enquête de terrain n'est pas chiffrable, à la différence de la rigueur de l'enquête par questionnaire, qui l'est en partie. Il est clair que la validité statistique n'est pas sa spécialité, et qu'elle ne peut être jugée à l'aune de la quantification. Pour autant, la pratique anthropologique n'est pas qu'une simple question de "feeling", elle incorpore et mobilise formation et compétence. Tout le problème est que cette compétence relève d'un savoir-faire, et que la formation y est de l'ordre de Y apprentissage. Autrement dit l'enquête de terrain ne peut s'apprendre dans un manuel. Il n'y a pas de procédures formalisables qu'il suffirait de respecter, comme il en existe, pour une part, dans l'enquête dite "quantitative". D'où le caractère très insatisfaisant des manuels d'ethnographie  (ou des manuels d'entretiens non directifs). 

C'est que l'enquête de terrain est d'abord une question de "tour de main", et procède à coups d'intuition, d'improvisation et de bricolage. Le caractère "initiatique" du terrain, maintes fois relevé, souvent sar-castiquement, chez les commentateurs de la tradition anthropologique, n'est pas qu'affaire de mythe ou de rite. C'est aussi, et sans doute sur-tout, une affaire d'apprentissage, au sens où un apprenti apprend avant tout en faisant. Il faut avoir soi-même mené des entretiens avec un guide préfabriqué de questions pour se rendre compte à quel point les interlocuteurs sont inhibés par un cadre trop étroit, ou trop directif. Il faut avoir été confronté à d'innombrables malentendus entre l'enquê-teur et l'enquêté pour être capable de repérer les contre-sens qui émail-lent toute conversation de recherche. Il faut avoir appris à maîtriser les codes locaux de la politesse et de la bienséance pour se sentir en-fin à l'aise dans les bavardages et les conversations impromptues, qui sont bien souvent les plus riches en informations. Il faut avoir dû souvent improviser avec maladresse pour devenir peu à peu capable d'improviser avec habileté. Il faut, sur le terrain, avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps, pour comprendre que ces temps morts étaient des temps nécessaires.

Tout le paradoxe des lignes qui suivent
 




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